Le procès de Laurent Gbagbo s’est ouvert à La Haye le 28 janvier. La procureure a planté le décor dès le début. Fatou Bensouda entend démontrer que Laurent Gbagbo aurait conçu « un plan commun pour se maintenir au pouvoir par tous les moyens » et que l’un de ces moyens consistait en « la mise en œuvre d’une politique visant à lancer une attaque généralisée et systématique contre les civils considérés comme les partisans de M. Alassane Ouattara ». La défense de Laurent Gbagbo a répondu que la présentation de ce dossier relevait du manichéisme, le camp du Bien contre celui du Mal, et a relevé l’absence de référence à des acteurs majeurs de cette crise, à savoir la France et le Burkina Faso.
La crise post-électorale de 2010-2011 a fait au moins 3 000 morts. C’est sans compter toutes les victimes de la crise depuis 2002, année de la tentative de coup d’Etat contre Laurent Gbagbo et de l’occupation d’une partie du territoire par des rebelles notoirement soutenus par le régime du Burkinabé Blaise Compaoré. Pendant de longues années, la communauté internationale, sous la pression de la France, n’a eu de cesse de pousser le président Gbagbo à convoquer de nouvelles élections. Ce qui finit par se produire en 2010 avec la présidentielle, qui l’opposa au second tour à Alassane Ouattara. La contestation des résultats de ce scrutin par Laurent Gbagbo embrasera le pays.
Comme de nombreuses personnes, je souhaite que ce procès soit l’occasion de faire émerger la vérité. Pour cela, il faudra avoir une lecture différente de l’histoire officielle de ce conflit qui, il est vrai, est bien trop manichéenne pour correspondre à une vérité humaine.
Emballement pour la solution militaire
En 2010, j’étais sous-directeur pour l’Afrique de l’Ouest au Quai d’Orsay. Ce n’est pas une position qui me permet de juger de l’innocence ou de la culpabilité des protagonistes de la crise, mais juste de témoigner. Ce n’est un secret pour personne que, du côté français, Laurent Gbagbo et les forces armées ivoiriennes représentaient le camp du Mal quand Alassane Ouattara et les Forces nouvelles (devenues ensuite les Forces républicaines de Côte d’Ivoire, FRCI) incarnaient le camp du Bien.
Cet héritage chiraquien se fondait notamment sur le bombardement en 2004 d’une position de l’armée française par l’aviation de Laurent Gbagbo, faisant neuf morts parmi les soldats français ainsi qu’un civil américain, ce qui déclenchera une grave crise à Abidjan et l’évacuation des ressortissants Français. Les équipages biélorusses de ces avions ont été arrêtés par les autorités togolaises alors qu’ils fuyaient la Côte d’Ivoire. La France n’a pas souhaité les interroger et le Togo les a relâchés.
Je me demande toujours pourquoi.
Leur audition aurait permis d’éclairer cet épisode obscur. Le tribunal aux armées de Paris, saisi de l’affaire en France, ne fera pas non plus la lumière sur ce dossier, la juge chargée de l’instruction dénonçant même des obstructions à son travail. Durant toute la crise post-électorale de 2010-2011, il y avait une volonté manifeste d’en finir après cinq longues années de report de l’élection présidentielle. Ce n’était plus le temps de la négociation, entendait-on dans les couloirs. Donc, afin d’en finir rapidement, il y eut une mobilisation internationale pour la mise en place des sanctions économiques, dans le but d’asphyxier le pays. Comme l’agonie durait trop longtemps, il y eut ensuite un emballement – pour ne pas dire un engouement – pour la solution militaire.
La descente des FRCI vers Abidjan s’est accompagnée de son cortège d’exactions et de massacres (à Duékoué notamment), ce qui ne constituait pas une surprise pour ceux qui connaissaient le comportement des Forces nouvelles en zone centre, nord et ouest (CNO) depuis 2002 (massacres des gendarmes de Bouaké et de leurs familles, viols, pillages). Je n’évoque pas les violations caractérisées de l’embargo sur les armes pour permettre un réarmement des FRCI, violations documentées par le groupe d’experts des Nations unies sur la Côte d’Ivoire. Voilà pour le camp du Bien. Comme l’a écrit Blaise Pascal, « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur est que celui qui veut faire l’ange fait la bête ».
Enquête sélective
Lors de la création de la Cour pénale internationale (CPI) en 2002, l’archevêque Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, s’était réjoui qu’enfin les victimes de crimes contre l’humanité soient prises en considération. La CPI donne en effet la parole aux persécutés pour faire émerger la vérité et la justice. Mais il ne peut pas y avoir deux catégories de victimes, les prioritaires et les autres. Les victimes du conflit ivoirien ont toutes la même importance.
L’enquête du bureau de la procureure a été sélective, exclusivement orientée contre le camp des vaincus (en espérant qu’elle soit un peu plus rigoureuse que lors du rejet du premier acte d’accusation qui comportait une vidéo présentée comme accablante pour Laurent Gbagbo alors qu’il s’agissait d’une vidéo tournée au Kenya lors des violences post-électorales de 2007-2008). La France a coopéré à cette enquête. La France aurait pu, dans le même temps, tout aussi bien documenter les crimes commis par les Forces nouvelles, les futures FRCI.
Les Nations unies détiennent aussi beaucoup d’informations, comme celles concernant ce « com-zone », ancien officier des Forces nouvelles placé sous sanctions des Nations unies depuis 2006 pour graves violations des droits humains (recrutement d’enfants soldats, viols, exécutions extrajudiciaires…). Ce même com-zone à qui a été confiée la garde de Laurent Gbagbo après sa chute, avec l’accord de l’ONU. Ce même com-zone qui a été officiellement nommé par les autorités ivoiriennes chef de compagnie territoriale en 2011. Alors, quel est le message adressé aux victimes ? Désolé, vos bourreaux étaient dans le camp du Bien. Circulez, il n’y a rien à voir ?
La CPI est un progrès pour la défense des victimes. Elle ne consolidera sa légitimité que si elle s’intéresse à toutes les victimes sans distinction aucune. Que ce soit pour le conflit ivoirien comme pour tous les autres.