Principal partenaire du port de Lomé, au Togo l’interview du PDG du groupe Bolloré parue dans le journal français Le Monde intéresse également nos lecteurs. Les activités portuaires, les projets d’électricité et des rails sont évoqués dans cette interview ou Vincent Bolloré se constitue en commando plutôt qu’en armée régulière. Une véritable offensive à découvrir… »
Cet été, Le Monde a choisi de raconter l’un des projets les moins connus de l’industriel Vincent Bolloré : la boucle ferroviaire que le milliardaire a commencé de construire pour relier cinq pays d’Afrique de l’Ouest (Bénin, Niger, Burkina Faso, Côte d’Ivoire et Togo).
Alors qu’il règne déjà sur les ports de la région, Vincent Bolloré se lance à la conquête des terres. Trois reporters du « Monde » ont parcouru les 3 000 km de cette future ligne ferroviaire ponctuée de « blue zone », où le groupe fait la démonstration de ses batteries LMP, une technologie dans laquelle il a déjà investi plus de 2 milliards d’euros. À leur retour, ils se sont entretenus avec Vincent Bolloré »
Pourquoi investir dans le secteur des chemins de fer en Afrique ?
Quand j’ai repris le groupe qui porte mon nom, il avait 160 ans et fabriquait du papier carbone. Et c’est sûr qu’on ne pouvait pas continuer avec le papier carbone. Nous devions aller dans des nouveaux pays ou des secteurs de croissance. Ma conviction, c’est que l’Afrique est au début de son développement, et que cela va aller bien plus vite que les experts ne le pensent. Pour moi, c’est clair, le continent africain va devenir ce qu’est la Chine, mais en plus gros et moins énigmatique. Et c’est une chance.
Nous y sommes donc d’abord allés [en 1985] pour faire ce que nous étions capables de faire à l’époque : du transport. Nous avons ensuite orienté notre activité vers les ports africains qui étaient alors privatisés. Puis le prix des ports a augmenté de manière considérable et ce secteur est devenu très concurrentiel. Il a donc fallu trouver à nouveau des projets de croissance. Le chemin de fer m’est apparu intéressant tant pour des raisons économiques qu’écologiques et sociales. Nous avions commencé en 1995 avec l’exploitation de Sitarail sur le chemin de fer Abidjan-Ouagadougou puis avec Camrail, au Cameroun. Nous savions comment exploiter un chemin de fer, mais nous n’avions jamais construit de voie ferrée.
Comment est née cette idée de « grande boucle ferroviaire » entre Abidjan et Cotonou ?
C’est l’ancien premier ministre Michel Rocard qui m’en a parlé le premier, il y a une vingtaine d’années. Il me le répétait avec insistance : « tu devrais faire la boucle, tu devrais faire la boucle ». Il a dû me le rappeler 42 fois comme le fait Michel Rocard (rires). Puis un jour, j’ai pensé que nous étions capables de la faire, cette boucle, car nous avions suffisamment de fonds propres et de crédibilité pour nous lancer dans une aventure à 2,5 milliards d’euros.
À quand remonte ce déclic ?
Il y a quelques années… Les gens pensent toujours qu’il y a un point de départ. Mais ce projet est le fruit d’un processus de lente maturation, comme c’est souvent le cas dans le groupe. C’est pareil pour notre projet de stockage de l’électricité.
Nous n’avons pas développé notre technologie au hasard. C’est parce que le papier qu’on faisait servait à faire des condensateurs [que nous avons faits des batteries]. Tout est lié. C’était vrai aussi pour la voiture électrique ou quand on a pris le contrôle d’Havas [en 2013]. Ce sont des investissements qui vont durer trente ou quarante ans.
Ces choix ne peuvent se faire que dans un groupe contrôlé comme le nôtre, capable de mener des projets à long terme que d’autres ne peuvent pas suivre. Le seul danger, c’est perseverarediabolicum : comme vous n’avez pas de frein, vous pouvez aller dans les grands ennuis. Personne ne vous arrête.
Vous démarrez les travaux sans « business plan » ni contrats de concessions avec les États, n’est ce pas un coup de poker ?
Ce n’est pas un coup de poker, le poker c’est un jeu, et ça a l’air d’être fait en une minute. C’est un challenge industriel lourd. On ne gagnera pas tout de suite beaucoup d’argent mais on ne perdra pas plus que notre investissement de départ. On a onze milliards d’euros de fonds propres, et on en investit 2,5 milliards pour la rénovation de tronçons existants et pour l’exploitation, ainsi que pour la construction de voies ferrées à un million d’euros le kilomètre, soit deux fois moins cher que les Chinois.
Vous avancez avant d’avoir signé les concessions ferroviaires ?
Malheureusement, oui. Sinon, on prend deux ans dans la vue.
Y-a-t-il un modèle économique pour cette « grande boucle » ?
Il y en a un, mais il n’est pas aujourd’hui compréhensible pour ceux qui pensent que l’Afrique va rester au niveau où elle est. Un chemin de fer, dans un continent en pleine croissance, quand on est le 5e transporteur mondial, ce n’est pas déraisonnable. Même si, dans un groupe normal, ça fait longtemps que j’aurais été viré. [Parce qu’] on ne va pas gagner tout de suite beaucoup d’argent.
Ça, vous l’avez quantifié ?
Non. On ne peut pas quantifier. Il y a sûrement des gens dans le groupe qui ont quantifié un tas de trucs, mais je ne sais pas ce que ça vaut. On parle d’une ligne qui n’existe pas encore.
Et la méthode ?
C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : « wetry, wefail, wefix ». On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure. On a souvent recours au système D, on a beaucoup de diplômés des arts et métier dans le groupe : c’est le génie français.
On verra à l’autopsie si c’était une bonne ou une mauvaise idée. Regardez Autolib, on s’est lancé il y a quatre ans, personne ne pensait que ça marcherait. Mais ça marche ! La batterie électrique, pareil ! Quand on a été les premiers à faire de la TNT, tout le monde rigolait ! En vérité, ce projet ferroviaire marchera sûrement. La vraie question, c’est quand ! Dans dix ans, dans trente ans ?
Quand sera-t-elle achevée ?
Cela dépend du nombre de fronts que nous ouvrons en même temps. Certains tronçons à rénover seront réalisés rapidement. Et on peut bâtir trois ou quatre kilomètres de voie ferrée par jour. C’est un truc comme de faire des chambres d’hôtel : vous nettoyez la première d’abord, puis la seconde, et la troisième… Après, la dame revient prendre une douche dans la première, vous revenez nettoyer, c’est un truc mécanique. Je quitte la tête du groupe dans six ans et d’ici là, on aura bien avancé. Et à un moment, les institutions internationales vont nous rejoindre.
Le long du rail, vous installez des espaces ludiques et connectés, les « blue zone », qui sont aussi des laboratoires pour vos batteries LMP (Lithium Metal Polymère). Est-ce que la synergie entre votre activité ferroviaire et de stockage d’électricité est cruciale pour ce projet ?
C’est l’occasion de créer de la vie et des activités dans des endroits où il n’y en a pas ou peu. Si vous avez des gens autour de la ligne qui peuvent avoir de l’électricité, de l’eau et Internet grâce à nos technologies, ils viendront, et certains s’installeront ! Pour le moment, on a fait des blue zone urbaines, mais on prévoit aussi d’en installer en zone rurale. Cela fait cinq ans que le groupe travaille sur ces batteries et on dépense 350 millions d’euros par an. Là encore, si on a eu raison de pousser ce projet, on devient riche. Si on s’est trompé, on devient aussi riche car on arrête de dépenser. On se laisse encore deux ou trois ans. Mais pour le moment, c’est bien parti.
En France, les Autolib, c’est près de 110 000 locations par semaine, et il va y avoir des bus de la RATP qui vont intégrer ces batteries. Nous avons aussi passé un accord avec PSA pour la fabrication de voitures électriques. Cela rapporte de l’argent et crée de la richesse. Au fur et à mesure, nous allons moins dépenser dans les batteries et le chemin de fer va prendre le relais en termes de dépenses puis de revenus.
On a l’air très aventurier comme ça, mais c’est dans un groupe qui a les moyens de le faire. Parce que j’ai cette obligation dynastique : j’ai hérité d’un groupe, je dois le développer pour le transmettre le 17 février 2022, date de mon retrait.
Quand mettrez-vous des batteries fixes en vente ?
Nous, on aime tester avant de vendre. Cela fait cinq ans qu’on travaille, qu’on teste, …Le groupe Californien Tesla, c’est formidable, mais il n’a pas encore fabriqué une batterie qu’il se lance dans la vente et il en a déjà plus de 40 000 réservées. Moi, je ne veux pas mettre des produits sur le marché qui ne marcheront pas.
Le stockage de l’énergie dans ces batteries est crucial, mais la question, c’est combien de fois vous pouvez la charger et décharger, c’est ce qu’on appelle le cyclage. On veut au moins 10 000 cyclages, soit une durée de vie de treize ans, à raison de deux charges par jour. Donc, avant de mettre sur le marché nos tramways et bus électriques, nos batteries et autres, nous faisons tous les tests nécessaires.
Au Bénin, Samuel Dossou a remporté un appel d’offres et estime que vous lui êtes passé devant.
J’aime beaucoup Samuel Dossou, que je connais bien. Mais on n’est pas dans une relation Bolloré-Dossou. On est dans une relation entre Bolloré et des États souverains qui doivent se débrouiller pour voir s’il y a des tiers qui ont déjà des droits prioritaires, ou pas, et nous garantir [que ce n’est pas le cas]. Donc cela ne nous regarde pas. J’observe simplement que les seuls qui sont capables de faire ce train, c’est nous. Et qu’en plus, notre capital est ouvert à ceux qui veulent nous rejoindre. Donc il n’y a pas de sujet.
Au Burkina Faso, la mine de Tambao était importante pour la rentabilité de votre projet mais son exploitant, Franck Timis, a disparu…
Les exploitants sont des détails, en termes de macroéconomie. Et les mines, oui, toutes les mines sont importantes ! Si vous considérez qu’on va être deux ou trois milliards supplémentaires sur terre dans les décennies à venir, il va falloir développer des mines.
En Afrique de l’ouest, vous gérez des ports, une partie du transport routier et ferroviaire, des « blue-zone », des médias… Ne craignez-vous pas les critiques sur cette situation dominante ?
Vous ne réfléchissez pas dans le bon sens. Vous pensez qu’on nous a donné les choses. Mais on ne nous a rien donné ! On a investi. Ces pays cherchent des investissements, donc des emplois. Même en France, on est content quand un Canadien ou un Japonais vient créer une usine. Il y a encore cet ancien relent colonialiste à l’égard de l’entrepreneur français qui va en Afrique. Mais, on investit notre argent et, croyez-moi, ils s’en réjouissent. Pour le moment, nous avons ouvert moins de blue zone en Afrique. On en prévoit cinquante l’année prochaine. Après, il y a toujours quelques concurrents et un ou deux ministres qui crient qu’il y a trop de Bolloré à Abidjan… À mon âge, cela ne me surprend pas et je sais que les médias en raffolent. Les coupures de presse sont celles qui cicatrisent le plus vite.
Ne redoutez-vous pas la montée d’un sentiment anti-Bolloré qui puisse s’élargir à un sentiment anti-Français ?
Vous rigolez, j’espère ! Nos partenaires africains nous demandent d’investir dix fois plus. Et s’ils pouvaient trouver d’autres investisseurs comme nous, ils n’hésiteraient pas. Seulement voilà, il y en a peu. Il suffit d’observer : 40 % du capital de Benirail (nouvelle société d’exploitation pour le Bénin et le Niger) est à disposition des investisseurs privés. Mais pour le moment, il n’y a personne. Si le groupe Bolloré se développe en Afrique, c’est parce qu’il prend des risques. Les gens n’osent pas, et ils ont peut-être raison. Que ce soit sur les ports ou sur l’électricité, rares sont ceux qui osent investir en Afrique.
Source : lemonde.fr