Peur, crainte, effroi, appréhension, inquiétude, voila autant de sentiments que les morgues engendrent chez beaucoup de gens. Considérées à tort ou à raison comme le lieu des esprits de morts et d’autres esprits maléfiques, les morgues en général et celui du Centre Hospitalier Universitaire de la capitale en particulier n’ont pas du tout bonne presse chez certaines personnes qui n’osent même pas s’y aventurer. Et pourtant, ce sont elles qui accueillent les corps de nos proches décédés. Que trouve-t-on dans les coulisses de la morgue ? Comment traite-t-on les morts ? Que nous cachent les morguiers ? Morgue du CHU de Lomé, enquête sur un lieu à la fois mystérieux et lugubre…
Dans les coulisses de la morgue du CHU de Lomé
Samedi matin, 06 heures, la morgue du Centre Hospitalier Universitaire Sylvanus Olympio grouille déjà de monde. Chose tout à fait normale. A quelques exceptions près, les vendredis et les samedis sont le plus souvent les jours où les familles viennent retirer le corps de leurs personnes décédées. Aucune loi ne l’impose, mais au Togo, les cérémonies funéraires se déroulent généralement les vendredis et plus encore les samedis, bref les week-ends.
A l’entrée, plus précisément dans la salle d’exposition de la morgue, une dizaine de corps déjà exposés. Des corps très bien habillés (à croire qu’ils sont en train de dormir) et couchés généralement dans des cercueils, des cercueil-lits pour être plus précis.
« Les gens préfèrent généralement les cercueil-lits parce qu’ils sont très faciles à manier. Ça facilite l’exposition parce que ça sert à la fois de cercueil et de lit. Vous voulez totalement exposer le corps, il suffit de le déployer. Et quand le moment arrive de fermer le cercueil, il suffit de joindre les différents compartiments et le tour est joué », indique Akouété, la quarantaine environ, un des morguiers les plus expérimentés du CHU, celui qui nous sert de guide.
« De quoi avez-vous peur ? Nous ne sommes que dans la salle d’exposition. Vous n’avez encore rien vu. Suivez-moi », nous lança-t-il, visiblement « content » de nous faire découvrir ce monde tant redouté et très craint.
De la salle d’exposition, nous prenons donc une porte, puis une autre qui débouche sur une salle remplie d’une odeur difficile à supporter, du moins pour ceux qui n’ont pas l’habitude de fréquenter ce lieu. C’est la morgue proprement dite, la chambre froide, comme on l’appelle dans le jargon.
« C’est l’odeur du formol. Dans toutes les morgues, cette odeur y est présente. Surtout les jours où on lave les corps comme aujourd’hui », explique notre guide.
« Vous avez souvent peur des morts. Eh bien, vous êtes parmi eux. Ici, c’est la chambre froide », dit-il avec amusement.
Scène à la fois indescriptible et insupportable. La salle est littéralement envahie de cadavres. A cause du manque de places, les corps qui devaient en principe être rangés sur des étagères le long des murs, sont entassés sur le sol et occupent presque tous les couloirs. Ils sont si nombreux qu’à certains endroits, il faut éventuellement les enjamber pour pouvoir passer.
« Il n’y a pas de place pour ces corps que vous voyez sur le sol. Nous sommes obligés de les déposer là bas en entendant de leur trouver une place plus convenable », dit le morguier. « Mais avant de les déposer à même le sol, on prend soin de leur mettre du formol. Comme ça, ils ne se décomposeront pas de si tôt », poursuit-il.
Un peu plus loin, dans d’autres salles, les cadavres sont posés sur des tables, bien empilés les uns sur les autres et recouverts de pagne jusqu’à la taille. Egalement en attente d’une place dans le tiroir frigorifique. Et comme c’est samedi, le lieu était très animé. D’autres morguiers étaient affairés, celui-ci à laver le corps qui lui a été confié, celui-là à habiller un corps sur le point d’être retiré par la famille éplorée.
La morgue annexe, c’est comme ça qu’on l’appelle, est sans doute la partie où le spectacle est des plus désagréables. Dans cette salle, les cadavres y sont entassés comme dans une boite de sardine. Etant donné qu’ils débordent jusqu’à l’entrée, il faut bien appuyer pour pouvoir fermer la porte.
« Venir chercher le corps d’une personne décédée ici à la morgue annexe lorsque la famille en a besoin relève d’un véritable parcours du combattant. Si le corps se trouve quelque part au fonds, il faut dégager tous ceux qui sont devant et les faire sortir un à un. Ça donne du travail », confie Akouété.
Les tiroirs frigorifiques, conçus pour être individuels, c’est-à-dire pour contenir un seul corps, ne sont pas non plus épargnés par le problème de surcharge. Faute de place, les corps y sont très souvent empilés à deux ou à trois, voire à quatre. C’est selon la taille ou la grosseur des corps.
Comment opèrent les croque-morts ?
Dans notre voyage dans le monde mythique de la morgue, les morts sont souvent traités en deux temps. Un premier traitement à l’arrivée du corps à la morgue, et un second le jour de son retrait par sa famille.
Dans un premier temps donc, lorsque le mort est amené à la morgue, on se charge de lui mettre du formol, un composé organique de la famille des aldéhydes utilisé comme fixateur et conservateur de cadavres d’animaux ou d’humains. Ce produit est d’ailleurs l’une des premières choses que doit payer la famille éplorée lorsqu’elle se charge des premières formalités, quelques minutes après le décès.
Mais attention, prévient le morguier, le formol ne s’applique pas immédiatement après l’arrivée du corps à la morgue. Car l’expérience à montrer qu’il y a des gens qui reviennent à la vie après avoir été considéré comme décédé. Surtout après les accidents de circulation.
« On laisse donc le temps nécessaire pour être sûr que la personne est bien morte avant d’utiliser le formol », dit un autre gardien.
Après l’application du formol, les morguiers prennent soin d’inscrire le nom du défunt avec un marqueur sur le torse ou sur la cuisse, des fois sur la plante des pieds. Le corps est ensuite entreposé dans un tiroir frigorifique ou dans la chambre froide de la morgue jusqu’au jour de son retrait par la famille. Entre temps, on débarrasse le corps de tous les organes qui pourraient faciliter la putréfaction, notamment les viscères et tous les organes intestinaux. Horreur et atmosphère glaciale lors de cette opération. Les fonctionnaires de la morgue le font avec une certaine dextérité, faisant réfléchir à la nature banale de l’être humain. Beaucoup de temps pour boucler cette étape qui est couronnée par l’administration du fameux produit de conservation, le formol. Et c’est en ce moment que commence la seconde étape du traitement du mort.
Cette seconde consiste à préparer le corps et à l’habiller en vue de son inhumation. Le mort est donc sorti du tiroir frigorifique, on le laisse décongeler un moment sur une table ou à même le sol puis on le lave. Ceci se fait souvent avec de l’eau et aussi de l’alcool. Puis commence la séance d’habillement avec les vêtements, les produits et tout le nécessaire déposé par la famille pour ce traitement.
« Nous demandons souvent beaucoup de pagne à la famille parce que nous en avons besoin pour enrouler à plusieurs reprises le corps pour qu’il puisse être présentable au cours de l’exposition et dans le cercueil », explique notre morguier.
Cette méthode n’est pas utilisée seulement au Togo. On s’en sert dans les morgues de beaucoup d’autres pays. Elles s’expliquent par le souci des familles de ne pas avoir un corps qui paraisse trop maigre. Habiller les femmes de deux pagnes simples en guise de sous-vêtements renforce légèrement leur corpulence. De même, envelopper le mort de coton et de pagnes peut servir à épaissir un peu le cadavre. En ce qui concerne les femmes, en plus de la culotte qu’on leur met, un soutien-gorge est fréquemment passé au-dessus des pagnes simples dans lesquels on enroule les corps. On en bourre alors les poches pour redonner une forme à la poitrine, souvent affaissée et encore compressée par les pagnes. Aux hommes, on met souvent un slip et un sans-manche.
L’habillement des corps s’achève par le passage aux morts de la tenue choisie pour l’exposition du défunt et son inhumation. A cette tenue, s’ajoute les gants qu’on passe souvent à la main des défunts. Généralement, ils ne sont pas chaussés. Mais ce n’est pas fini. Les morguiers prennent aussi soin de maquiller le mort lorsqu’il s’agit d’une femme.
« Certains petits problèmes peuvent faire leur apparition au cours de ce traitement. Il peut arriver qu’une partie du corps soit entrée en décomposition, il peut aussi arriver que le défunt présente des blessures sur le corps ou carrément autre chose. Notre rôle à nous, c’est de faire en sorte que la famille de la personne décédée reçoive un corps présentable, qui puisse faire leur honneur. Nous sommes des spécialistes en la matière et nous sommes payés pour ça », ajoute Akouété.
Morgue et morguier : l’imaginaire et les mystères
Morgue, l’évocation de ce mot suffit à engendrer des frissons et à donner la chair de poule à certaines personnes. Car, généralement, ce lieu est considéré comme celui de tous les mystères, un lieu duquel il ne faut surtout pas s’approcher, de peur d’avoir affaire aux morts.
Des morts qui se réveillent la nuit et qui tentent de sortir, des femmes mortes qui se tressent les cheveux, des cris atroces de personnes mortes dans un accident, des pleurs et aussi des manifestations de joie, des délires parfois observées chez les gardiens de morgue, autant de phénomènes paranormaux qui hantent ce lieu qui est entouré de tous les mythes. Oui, il en existe de ces phénomènes, racontés par des gardiens dans plusieurs pays, même en Occident. Au Togo, en observe-t-on ? Et quand ? Cette question aboutit à une réponse relative en fonction de celui qui parle. Protection du secret professionnel ou crainte de faire peur ou de créer du mythe autour de leur activité, nous avons occulté tous ces paramètres.
En effet, beaucoup d’éléments contribuent à faire de la morgue un lieu lugubre et funeste : les odeurs de formol qui se répandent partout et sont la plupart du temps désagréables ; les longues tables métalliques où sont déposés les corps ; les portes de casiers frigorifiques mal fermées laissant apparaître parfois les pieds, la tête ou une partie du corps du défunt ; les morts nus et raidis aux chairs souvent affaissées mis à dégeler à même le sol qui dégagent une certaine violence ; des morts qui se réveilleraient et des voix qui se feraient entendre depuis les frigos ; des bruits de pas suspects, voilà autant de choses qui font que les morgues n’ont pas bonne presse dans nos sociétés. Une société africaine où on est habitué à avoir peur d’une personne défunte, quel que soit le lien étroit qui nous unit à cette personne de son vivant.
Mais pour notre ami de la morgue de Lomé, il n’y a aucun souci à se faire en ce qui concerne la morgue et il n’y a aucune raison d’en avoir peur.
« La morgue est un lieu comme tout autre. Il ne s’y passe rien de mystérieux. Sinon comment allons-nous pouvoir y travailler jour et nuit. Tout ce que racontent les gens n’est pas vrai », rassure Akouété qui nous invite d’ailleurs à venir passer la nuit à la morgue du CHU pour en avoir le cœur net. « Vous n’aurez rien du tout», lance-t-il en riant.
Le mystère, ce n’est pas seulement la morgue, mais aussi les morguiers. Les rumeurs les plus folles courent sur eux. Et selon ces rumeurs, ils seraient des buveurs d’alcool et des drogués, histoire de résister à tous les phénomènes paranormaux. Sans la drogue et l’alcool, pense-t-on souvent, ils ne peuvent pas faire leur travail.
« C’est faux. Est-ce que je ressemble à un drogué ou à un alcoolique ? Tout le monde boit. Nous buvons aussi. Mais ce n’est pas pour autant que nous sommes des alcooliques. Cela n’a rien à voir avec notre travail. Nous prenons de la bière et parfois du Sodabi (boisson alcoolisée locale) comme tout le monde. Nous ne sommes ni des soulards ni des drogués », tient-il à préciser.
Il dément également les rumeurs selon lesquelles la morgue serait le lieu de pratiques nécrophiles et d’un trafic destiné à alimenter les « féticheurs » en crânes ou autres parties humaines. De même que celles qui disent que les morguiers profiteraient de leur proximité avec les cadavres pour opérer des prélèvements et des manipulations occultes.
Mais toujours est-il que même si ce phénomène ne se passe pas au Togo (ce qui étonnerait), il est présent dans d’autres pays africains. En août 2012 au Cameroun, une famille qui se rendait à la morgue d’un grand hôpital de la capitale est tombée sur une personne en train d’arracher des cheveux et des ongles à leur fils mort quelques jours plus tôt. Un agent de la morgue l’a sorti et s’apprêtait à le mutiler. Il était même en train de déchiqueter le corps. Malheureusement pour lui, il a été surpris. Dans cette affaire, quatre morguiers ont été licenciés. De quoi montrer que ces pratiques existent bel et bien, quand bien même on n’en a pas encore fait cas au Togo de façon officielle.
Tout compte fait, un voyage dans le monde funeste de la morgue révèle la simplicité de la nature humaine. Naître et mourir sans dire un seul mot, resté exposé sans force, se faire vider de ses viscères comme un sac de farine et rester un objet de manipulation sans défense, permet de rappeler avec Alfred de Vigny que l’existence sur terre, l’égoïsme, la brutalité, la richesse ou la pauvreté, la beauté, le bonheur ou le malheur, tout n’est que vanité. Le traitement des corps dans les morgues permet de le croire et d’appeler à la remise en cause de sa condition humaine.
Rodolph TOMEGAH
Félicitation Rodolphe pour cet article..C’est très complet. Il s’agit d’un article de haut niveau. Il a capté la curiosité d’un ami béninois qui m’a demandé de le lire..Je suis tout heureux de savoir que c’est Rodolphe qui l’a écrit..Chapeau!!!!