Jusqu’à quand les pays africains prendront-ils conscience que leur développement ne se fera pas par dérogation ? Cette question mérite toute sa quintessence dans le symposium sur l’intégration monétaire que la BCEAO organise depuis hier dans le cadre de la célébration du cinquantenaire de cette institution financière de l’Union monétaire ouest africaine. En effet, des ministères en charge des Finances et certains experts occidentaux prennent part depuis hier à Dakar à ce symposium sur l’avenir de la BCEAO. Chose étonnante, les organisations de la société civile, en l’occurrence les universitaires économistes de l’espace, qui forment les élites et qui devraient participer à cette rencontre afin d’apporter leur touche à l’épineuse question monétaire sont écartés alors même que la question sur l’avenir du franc FCFA et de la monnaie unique pour l’espace CEDEAO se pose avec récurrence. Est-ce à dessein? La question reste posée surtout au Chef de l’Etat togolais Faure Gnassingbé qui assure la présidence de la Conférence des Chefs d’Etat et de gouvernement, organe suprême de l’UMOA.
Depuis hier, les ministres des Finances de l’espace UMOA et des experts financiers et lauréats du Prix Nobel d’économie occidentaux prennent part au symposium organisé par le gouverneur de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), Tiémoko Meyliet Koné.
Cette rencontre se situe dans le cadre de la célébration du jubilé d’or de cette institution spécialisée de l’Union, en charge des questions monétaires. Au rang des invités à cette grand-messe, figurent Christine Lagarde, Directrice générale du Fonds monétaire international (FMI); Mario Draghi, gouverneur de la Banque Centrale Européenne ; Ben Bernanke, gouverneur de la Banque Centrale Américaine; Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France ; Paul Krugman et Joseph Stiglitz qui sont des Prix Nobel d’Economie, et la liste est longue.
Curieusement, les centaines d’intellectuels à savoir économistes, historiens, sociologues, politologues, etc, dont regorgent les Etats parties de l’Union et qui se sont spécialisés dans la problématique de la monnaie en Afrique de l’Ouest sont mis à la touche de cette rencontre pourtant cruciale.
Ce rendez-vous de Dakar devrait être une occasion où les hauts cadres de l’Union allaient plancher sur les voies et moyens à mettre en œuvre pour que cette institution soit un outil efficace de développement des pays. Mais cette attitude à recourir aux Occidentaux est préjudiciable pour l’avenir de la monnaie, le franc CFA.
La célébration de ce jubilé d’or et surtout ce symposium devrait rassembler les Africains soucieux de faire décoller leurs économies. Les seuls ministres des Finances ne suffisent pas pour réfléchir à fond sur les maux qui minent le décollage économique des pays de l’Union étant donné que la monnaie joue un rôle important dans une économie. Certes, ces ministres s’occupent de façon régalienne des questions touchant les finances, mais ils n’ont pas toujours les compétences nécessaires pour relever les défis macroéconomiques auxquels les pays concernés sont confrontés. D’où la nécessité de leur adjoindre d’autres compétences si l’on se réfère sur les manières dont les portefeuilles ministériels sont parfois « distribués à vau-l’eau ».
Loin de militer contre la participation occidentale à cette rencontre, l’idéal serait aussi d’impliquer les cadres compétents de l’Union à la question monétaire nécessaire pour la survie des Etats.
Sinon un tel privilège accordé aux Occidentaux s’apparente à une survivance de la colonisation et un mépris pour l’intelligentsia africaine à l’heure où les Africains devraient prendre les questions de leur développement en mains.
Une prise de conscience s’impose
Un danger guette les pays africains qui ont le franc CFA en partage.
En 2008, le monde et particulièrement les Etats-Unis ont été secoués par une crise financière. Cette crise a obligé ces Etats à une recapitalisation de leurs banques. Des centaines voire des milliers de dollars ont été nécessaires à cette opération pour soutenir ces banques et partant, l’économie des pays en crise. A l’époque, beaucoup de pays européens et surtout africains semblaient ne pas être concernés par cette crise. Mais les nations entretenant des relations les unes avec les autres surtout dans les échanges commerciaux, la crise financière a étendu ses tentacules au-delà de l’Atlantique. C’est ainsi que les pays de la zone Euro sont aussi affectés. Pour juguler le problème, beaucoup de pays européens ont opté pour un plan de rigueur : le plan d’austérité qui n’a pas malheureusement marché dans nombre de ces pays. C’est ainsi qu’on avait alors assisté au changement de gouvernement dans certains de ces pays notamment en Grèce, en Italie et en Espagne.
Beaucoup de ces pays peinent jusqu’à ce jour à se relever. La crise de l’euro n’est pas sans conséquences pour les pays francophones d’Afrique qui ont le franc CFA en partage.
Étant donné que le CFA est arrimé à l’euro, il est évident que la crise de l’euro impacte directement sur le CFA. Mais beaucoup de dirigeants africains semblent ne pas se rendre à l’évidence de ce fait. Le Togo subit déjà l’effet de cette crise. Quatre de ces banques publiques ont été privatisées l’année dernière pour mauvaise gestion. La situation financière du Togo reste précaire compte tenu du faible taux de bancarisation dans les pays de l’UMOA (Union monétaire ouest africaine) dont il fait partie. Aussi la plupart des pays de la zone franc ont une balance commerciale déficitaire. Il est évident qu’une crise dans la zone euro se répercute sur eux, étant donné que l’euro est la monnaie d’encrage du CFA.
Et si la crise financière semble être loin de la zone CFA jusqu’alors, c’est parce que les pays de l’UMOA disposent d’importantes réserves auprès du trésor français. Mais il faut souligner que ces réserves ne sont pas inépuisables. Certains avisés en sont d’ailleurs conscients. C’est le cas de Donald Kaberuka, président de la Banque africaine de développement (BAD) qui mettait en garde que « l’Afrique doit se préparer aux conséquences des turbulences en zone euro». L’une de ces conséquences peut être la dévaluation du franc CFA. Et alors, les problèmes de la zone seront plus nombreux. Il faudrait donc préparer l’opinion à cette éventualité et cette question pouvait être débattue lors de ce symposium. En ce sens, les économistes africains seraient plus indiqués pour en débattre.
Cette rencontre peut être également une occasion pour discuter sur les mesures à prendre par anticipation au cas où le CFA venait à être dévalué. Une autre paire de manche peut être aussi l’idée de monnaie commune de la CEDEAO que certains économistes mijotent depuis belles lurettes et souhaitent la réalisation d’ici 2020. L’intégration monétaire est un canal que les pays non seulement de l’UMOA, mais aussi de la CEDEAO pourraient emprunter pour relancer leurs économies. Sinon la stabilité du franc CFA n’est que précaire. En témoigne la crise post électorale qui avait secouée l’année dernière la Côte d’Ivoire qui contribue à 40 % au Produit intérieur brut (PIB) de l’Union. Une union monétaire à l’espace CEDEAO, plus large que l’espace UMOA serait la bienvenue. Mais qu’à cela ne tienne, il faudrait une volonté politique de la part des Chefs d’Etat de l’Union qui devraient transcender leur égoïsme et tourner leurs regards vers un développement économique réel de leur pays. La prise de conscience devrait commencer à leur niveau. Rien qu’à voir les pays composant l’UMOA à savoir le Benin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo, on comprend qu’ils sont en majorité francophones et peinent à amorcer leur développement économique. La plupart des dirigeants de ces pays en mal de légitimité, sont enclin à servir les causes des mains noires qui les ont porté au pouvoir en lieu et place des administrés.
Critiques sur les méthodes et les stratégies
Le dernier classement de Doing Business montre clairement que le climat d’affaires dans ces pays est morose et la plupart occupent les derniers rangs. Signe d’une mauvaise gouvernance économique. Une prise de conscience s’impose à la conférence des Chefs d’Etat et de gouvernement qui est la plus haute instance de décision de l’Union. Il devrait en être de même du côté du gouverneur de la BCEAO qui a concocté le programme de célébration du cinquantenaire de l’Union Monétaire Ouest Africaine. Ce programme qui est décrié par plusieurs économistes des pays membres. C’est le cas du professeur agrégé Kako Nubukpo de l’Université de Lomé qui, dans un courrier adressé au gouverneur, dénonce l’extraversion dans toutes ses composantes : «A l’extraversion réelle et monétaire de nos économies, vous ne pouvez pas ajouter l’extraversion intellectuelle, plus de cinquante ans après l’indépendance de nos Etats. A la servitude monétaire issue du pacte colonial, vous ne pouvez pas ajouter la servitude volontaire de la délocalisation de la pensée sur le bilan et les perspectives de la gestion de notre monnaie commune », fait-il remarquer.
Pour cet universitaire, c’est une insulte aux intellectuels de l’espace UMOA que de les priver d’un débat sain, franc et sincère sur l’état de notre zone, aux prises avec une multiplicité de crises : sociopolitiques, économiques, identitaires et la place que la gestion de la monnaie doit y prendre. Il a rappelé les conclusions du Panel de Haut Niveau de l’UEMOA qui a travaillé en 2009 et 2010 de façon prospective sur l’espace UEMOA à l’horizon 2020 et qui a identifié trois principaux défis à relever par l’Union : l’éducation et la culture, la technologie et l’innovation et enfin la gouvernance. Pour le Professeur Nubukpo, c’est ensemble que les intellectuels africains devraient réfléchir sur les manières dont leur monnaie pourrait contribuer efficacement à relever ces défis. De même, le Plan Stratégique 2011-2020 de la Commission de l’UEMOA, a défini cinq axes majeurs de travail, dont l’approfondissement du marché commun, l’amélioration de la performance des Etats Membres et le développement des synergies et partenariats avec les autres organismes d’intégration régionale. Ces axes paraissent stratégiques pour le succès de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Il serait à cet égard souhaitable que la prise en charge de ces préoccupations qui sont le fruit d’un processus largement participatif au sein de l’Union, puisse être compatible avec les orientations du dispositif de gestion monétaire.
A l’heure où des milliers d’enfants meurent de faim, souffrent de malnutrition, de conséquences fâcheuses de sécheresse ou d’inondations au sein de notre espace communautaire, à l’heure où une grande partie du territoire de la zone UMOA est aux mains de forces obscurantistes au Mali, il n’est pas judicieux de « brader la délégation de souveraineté que les Etats ont concédée à la Banque Centrale, en dépensant des centaines de millions de francs CFA pour entretenir le narcissisme anachronique de l’Institution que vous avez l’honneur de gouverner », a avoué le professeur Nubukpo au gouverneur de la BCEAO.
Selon cet universitaire, la place des doyens des Facultés des Sciences Economiques et de Gestion des universités de l’espace UMOA à ce Symposium du cinquantième anniversaire de la BCEAO, ne devrait pas être « celle de spectateurs disciplinés de discussions qui les concernent au premier chef. Elle devrait au contraire être celle des conducteurs du véhicule de la pensée sur notre avenir commun ».
Faure Gnassingbé même a reconnu que la célébration de ce cinquantième anniversaire intervient dans un contexte difficile sur fonds de crises socio- politiques. Il faut donc un sursaut d’orgueil.
Les premiers responsables de l’UMOA devraient se souvenir de cet adage d’un éminent fils du Burkina Faso, « pays des hommes intègres », un historien aujourd’hui disparu dont l’avenue qui longe le siège de la Commission de l’UEMOA porte le nom. Il s’agit du Professeur Joseph Ki Zerbo, qui avait l’habitude de dire : « Il ne faut pas dormir sur la natte des autres car c’est comme si on dormait par terre ». Il est grand temps que les solutions aux problèmes que vivent les populations africaines ne soient pas des recettes du prêt-à-penser idéologique, provenant de Washington, de Francfort, de Paris. Il faut que les dirigeants de l’UMOA sachent trouver des solutions africaines à leurs problèmes au lieu de se contenter des diktats. Le temps des dérogations de penser est révolu. Comprenne qui veut.
Jean-Baptiste ATTISSO